Comme disait le proverbe, un mensonge a le temps de se rendre à l’autre bout du monde alors que la vérité en est encore à mettre ses souliers.
Un article basé sur de mauvaises sources, non vérifiées, qui sert à renforcer certaines croyances négatives, pourrait apparemment faire la même chose.
Le 12 décembre dernier, TVA Nouvelles publiait un article alléguant que les travailleuses de la construction avaient été retirées d’un chantier de construction situé près de deux mosquées de la ville de Montréal. D’après l’article, la demande aurait été faite à la compagnie de construction par les administrateurs de ces mosquées qui ne voulaient pas de femmes près de leur lieu de culte lors des prières du vendredi.
La demande visait cinq femmes, quatre signaleuses et une ingénieure, qui furent alors réaffectées ailleurs, rapportait TVA Nouvelles.
Dans l’article en question, on cite Catherine Fournier, députée du Parti Québécois et porte-parole pour la condition féminine. Elle dit que « ça va à l’encontre de la Charte des droits et libertés du Québec […], je trouve ça totalement inacceptable que la religion serve de prétexte pour violer l’égalité entre les hommes et les femmes ».
Frénésie sur les médias sociaux
Des politiciens québécois ont réagi rapidement au rapport troublant, et avec raison. Jean-François Lisée a partagé le tweet de Fournier, qui est également la critique officielle de l’opposition pour la condition féminine à l’assemblée nationale, déplorant l’incident comme étant « complètement inacceptable ».
L’ancien député et ministre du Parti Québécois, Bernard Drainville, a partagé un lien menant à l'article de TVA dans un tweet où il s’écriait que « les femmes tassées par la religion. Quelque soit la religion, c’est NON ! I-NA-CCEP-TA-BLE !!!!! »
Gabriel Nadeau-Dubois, député de Québec Solidaire pour la circonscription de Gouin et porte-parole pour le parti, a également partagé l’article, décrivant la chose comme étant une « demande inacceptable ». Il y rajoutait que « les femmes et les hommes sont égaux sur les chantiers de construction ».
Le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, qui a pris une approche plus prudente, a dit au chef de pupitre du bureau de la CTV à Québec que « si c’est le cas, c’est totalement inacceptable. » Il a rajouté que le ministre du Travail aurait donné des instructions à la Commission de la Construction du Québec (CCQ) pour faire enquête.
L’article s’est répandu comme une trainée de poudre et, alors que l’indignation publique grandissait, quelqu’un est allé créer un événement sur Facebook pour manifester devant la mosquée en question ce vendredi.
Le seul problème avec tout ça ? TVA ne s’est jamais donné la peine de vérifier l’histoire auprès des gens ciblés. La mosquée en question n’a jamais été approchée pour faire un commentaire avant que l’article ne soit publié.
Aucune vérification
Seulement quelques heures après le reportage, une des mosquées en question a publié la déclaration suivante : « La Mosquée Ahl-ill Bait dément vigoureusement toute allégation faite dans le reportage vidéo fait par la journaliste Marie-Pier Cloutier à TVA Nouvelles. Il n’y a jamais eu telle requête d’accommodation faite par l’administration de la mosquée ».
« Nous ne comprenons pas pourquoi un média national n’a pas fait d’enquête complète. La mosquée n’a jamais été contactée. Ces allégations portent préjudice contre nous et nous sommes extrêmement attristés qu’un tel reportage ait pu être diffusé. »
D’après Steve Faguy, journaliste pour la Montreal Gazette, dès la soirée du 12 décembre, le quotidien de langue française Le Journal de Montréal avait déjà retiré l’article de sa page Facebook parce que sa véracité s’en trouvait questionnée.
Les administrateurs de la mosquée ont enchainé avec un communiqué de presse officiel le lendemain matin où ils réitéraient qu’ils n’avaient « jamais demandé l’exclusion de personne », « cette requête, si elle existe, ne provient pas de notre organisation. »Ils ont à nouveau questionné pourquoi un tel reportage a été publié par une organisation médiatique importante sans « vérification ou confirmation ».
Mais pourquoi bon laisser la vérité barrer le chemin d’une bonne histoire ?
La vérité a été rendue publique, mais les mensonges continuent à se propager
Aux petites heures du 13 décembre, et ce malgré les questions restées sans réponse, plusieurs médias continuaient de rapporter l’histoire de TVA telle qu’elle avait été publié originalement. Certains incluaient également des entrevues avec Diane Lemieux, présidente de la CCQ, confirmant qu’ils effectuaient la vérification de l’histoire.
Entre temps, 20 heures plus tard, la publication de TVA était toujours en ligne avec l’indicateur chronologique original. Aucun erratum, aucun mea culpa, aucune correction à l’article original. La seule addition fut un second article de TVA qui rapportait, une fois de plus, que des « femmes avaient été exclues du chantier de construction » et que la CCQ voulait éclairer ce « dossier extrêmement sensible ».
Menant sa propre enquête, La Presse rapportait que la Commission des services électriques de Montréal, qui gère le chantier devant les mosquées, niait avoir reçu une demande de réaffectation des travailleuses de la construction, alors même que l’article de TVA parlait d’une « preuve irréfutable » qu’une telle demande a été faite.
Est-ce qu’un membre de la mosquée un peu trop zélé a décidé par lui-même de pousser les entrepreneurs à retirer les femmes ? Y a-t-il eu un malentendu ? Est-ce un stratagème mesquin visant à faire mal paraître la mosquée et à provoquer une publicité négative ?
Nous ne le savons pas, et tout ce que nous pouvons faire est d’attendre les résultats de l’enquête alors qu’un jeu interminable de la parole d’un contre celle de l’autre.
Reportage irresponsable et dangereux
Il est profondément irresponsable et problématique que des articles inexacts et sans confirmations comme ceux-ci puissent être publiés par un média majeur. Le potentiel de dommage et de danger envers le public dépasse de loin tout potentiel à court terme de gain médiatique de publier une primeur en premier ou d’aller chercher plus de clics.
Sans surprise, le groupe d’extrême droite La Meute a déjà annoncé qu’ils planifiaient une manifestation devant la mosquée afin de « dénoncer cet acte révoltant envers les femmes », et pour « montrer à ces gens qu’ici au Québec les hommes et les femmes ont les mêmes droits et que nous ne tolérerons pas un tel manque de respect envers les femmes du Québec ».
Ce qui est particulièrement flagrant à propos de cette grande envolée démagogique de La Meute et d’autres xénophobes est qu’ils utilisent le prétexte de défendre le droit des femmes pour propager leur marque d’intolérance et leur campagne de peur qui sont non seulement de mauvais goût, mais également dangereuses. Il n’y a aucune raison de croire que La Meute va annuler la manifestation, même si le rapport de TVA est confirmé comme étant erroné d’ici à vendredi. Toute piètre et fragile raison de promouvoir leur haine est suffisante.
C’est bien ici où le danger d’un journalisme erroné repose : il est si facilement utilisé par ceux qui ne veulent que profiter des préjudices et de l’ignorance des gens pour faire avancer leurs propres causes douteuses. Le jour suivant la tuerie à la mosquée de Québec, Couillard s’est levé à l’Assemblée Nationale et a déclaré solennellement que « les mots prononcés, les mots écrits aussi, ne sont pas anodins, à nous de les formuler, de les choisir».
Il est temps d’être doublement vigilants
Dans le climat actuel, les politiciens et les médias devraient être doublement vigilants et doublement hésitants de répéter de l’information ou de propager une histoire sans vérification préalable. Les politiciens qui sont tentés de bondir sur le train de l’indignation populaire pour un gain politique à court terme sont tout aussi coupables.
L’intolérance religieuse revêt souvent plusieurs épaisseurs supplémentaires ici au Québec ; tout ce qui ressemble le moindrement à un accommodement religieux est scruté d’un regard sceptique. Autant les politiciens que la population ont tendance à réagir de façon prématurée pour défendre l’égalité des genres et la laïcité dès qu’une controverse se pointe le bout du nez. Mais puisqu’il s’agit d’un bouton si facile à appuyer, l’intolérance et la xénophobie se sont imprégnées dans la rhétorique politique d’une facilité et d’une fréquence qui devrait être alarmante pour ceux qui croient aux droits de la personne et à la liberté de religion.
Il est important de noter que l’industrie de la construction au Québec a un sérieux problème de sexisme qui a très peu à voir avec la controverse décrite ici. Le harcèlement sexuel et la paie inégale ont contribué au fait que la province ait le plus bas taux de femmes travaillant dans ce domaine au pays, soit 1,3 pour cent, et que le gouvernement a lancé des programmes ayant l’objectif d’aider la province à atteindre la très modeste moyenne nationale de trois pour cent. Malgré tout, à l’exception de groupes de femmes concernés tels que Conseil du Statut de la femme du Québec, je n’ai jamais vu d’intérêt réel par le public général pour les conditions de travail des travailleuses de la construction du Québec. Aucun, jusqu’à ce que la possibilité hypothétique que des hommes musulmans puissent leur dénier des droits égaux se montre le bout du nez, par contre.
Préoccupations démesurées à propos d’accommodements religieux
De plus, si quoi que ce soit du reportage s’avère être vrai, l’égalité des sexes est une valeur non négociable au Québec qui est protégée par la législation. Aucun accommodement religieux ne peut mettre cette valeur en danger. Il semble y avoir une certaine perception que les groupes religieux au Québec mettent nos valeurs laïques en danger et que les accommodements religieux sont plus élevés parmi certains groupes que ce qui est justifié par les données.
En fait, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec rapporte que très peu de demandes d’accommodements religieux sont faites et encore moins se retrouvent dans la controverse.
Où est le problème ?
Les médias à sensation et les reportages du style tabloïde rendent parfois le problème plus gros qu’il n’est réellement, ce qui à son tour alimente l’insécurité culturelle. D’après la Commission, « les plaintes relatives aux demandes d’accommodement liées au motif religieux ne représentent qu’un pourcentage minime des plaintes reçues par la Commission. En effet, au cours des 4 dernières années (2009-2013), la Commission a reçu 3 582 plaintes au total. Parmi celles-ci, 0,69 % portent sur une demande d’accommodement liée au motif religieux. »
Mais s’il fallait demander aux Québécois, je suspecte qu’un nombre substantiellement plus élevé serait cité.
La perception est la réalité, et un journalisme qui renforce les stéréotypes et les fausses perceptions si facilement et de façon si irresponsable ne fait que causer du mal et des conflits sociétaux. À une époque où la xénophobie d’extrême droite gagne du terrain, et à l’imminence des élections provinciales dans un futur rapproché, il est impératif que les journalistes enquêtent sur leurs histoires sensationnelles et sensibles avec toute la diligence nécessaire.
Des histoires qui ne servent qu’à marginaliser et vilipender des communautés qui font déjà face au plus gros des préjudices et du racisme d’une société devraient être vérifiées et validées avec prudence avant d’être publiées et utilisées comme prétexte pour se rallier derrière les droits de la personne.
Le mouvement des femmes a déjà une bonne part de défis et de barrières à surmonter, il n’a pas besoin que des groupes racistes néonazis viennent l’aider à cause de reportages négligents qui essaient de profiter du sensationnalisme de la chose. Nous devons cette diligence aux Québécois quand nous rapportons les nouvelles. Ça inclut également les Québécois musulmans.
Comments