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Au cours des 40 dernières années, à travers les conflits interprovinciaux les plus virulents, les Canadiens s’entendent pour dire que le Québec est incontestablement supérieur au reste du pays sur un point.
L’hydroélectricité... Et plus particulièrement son gigantesque réseau de barrages, qui a porté ses fruits depuis sa construction dans les années 1970. « Le Québec continue de s'enorgueillir des prix d'électricité les plus bas en Amérique du Nord », pouvait-on lire l’an dernier dans une publication spécialisée.
Avec l'imminence de la crise climatique, cette décision prise il y a longtemps suscite encore plus d'envie. Non seulement paient-ils moins cher, mais les Québécois émettent moins de carbone par habitant que le reste du pays.
La plupart des Canadiens seront ainsi peut-être surpris de la réaction d’une bonne partie des résidents de la Nouvelle-Angleterre face à la possibilité que leur électricité soit fournie par le réseau électrique du Québec.
« C'est un jeu de coquilles », a déclaré le Natural Resources Council of Maine dans un billet de blog mécontent.
Les efforts d'Hydro-Québec pour conclure d'importants accords d'exportation ont été repoussés aux États-Unis, par les environnementalistes plus que quiconque. Au sujet de l'hydroélectricité du Québec, ils remettent tout en question. On s’interroge même à savoir si celle-ci est vraiment à faible teneur en carbone.
Ces doutes pourraient sembler insensés à un Québécois moyen. Mais ils auront poussé Hydro-Québec à mieux se connaitre et à adopter des nouvelles technologies.
Nous en savons beaucoup plus sur l’hydroélectricité aujourd’hui qu’il y a 40 ans, notamment sur ses taux d’émission (qui ne sont pas nulles), comment se rapprocher de zéro émission et comment comptabiliser son impact aussi précisément qu’avec les nouvelles énergies propres comme le solaire et l’éolien. Les accords d'exportation n'ont pas encore été conclus, mais ils ont déjà incités Hydro-Québec, qui représente environ le quatrième plus grand réseau hydroélectrique au monde, à entrer dans l'ère climatique.
Lutter pour exporter
L'un des premiers signes de difficulté pour l’hydroélectricité du Québec est apparu au New Hampshire, il y a près de 10 ans. Sur les granges et les bâtiments, on a commencé à voir des pancartes de protestation ; un groupe de citoyens accusait Hydro-Québec de planifier l’installation d’une « monstrueuse rallonge électrique » à travers tout l’État.
Des accusations similaires sont venues du Maine, du Massachusetts et de New York.
Les critiques ne proviennent pas des gouvernements des États, qui souhaitent surtout établir une relation plus permanente avec Hydro-Québec. Ils comptent déjà sur l'électricité du Québec, mais de manière sporadique, au besoin, en complément à leur propre réseau électrique. (Le Vermont a également un plus petit contrat à durée indéterminée impliquant l'hydroélectricité du Québec.) L'an dernier, le Québec a fourni environ 15 % de l'électricité totale de la Nouvelle-Angleterre, en plus d’une portion importante de l’électricité consommée par l’État de New York, qui, avec son propre marché énergétique distinct, n'est pas officiellement considéré comme faisant partie de la Nouvelle-Angleterre ou de son réseau électrique.
Aujourd'hui, les centrales électriques existantes approchant la fin de leur vie utile, les États du nord-est ont besoin d'un pilier énergétique, plutôt que d'un simple complément. Au Massachusetts, par exemple, une centrale nucléaire importante a fermé ses portes cette année et une autre sera mise hors service en 2021. Les autorités gouvernementales veulent mettre en place un plan énergétique basé sur l'hydroélectricité, qui rapporterait 10 milliards de dollars à Hydro-Québec sur 20 ans.
La Nouvelle-Angleterre a parmi les objectifs climatiques les plus ambitieux en Amérique du Nord, chaque État de la région s'engageant à réduire ses émissions d'au moins 80 % au cours des 30 prochaines années.
Quel est l'inconvénient ? Demandez aux groupes de citoyens et aux organismes sans but lucratif qui ont écrit d'innombrables éditoriaux, lancé des pétitions et organisé des manifestations. Ils soutiennent que l'hydroélectricité n'est pas aussi propre que l'énergie propre de pointe comme les énergies solaire et éolienne, et qu'Hydro-Québec n’en fait pas assez pour s'intégrer au système énergétique le plus novateur en matière de comptabilisation du carbone. Alors que ces autres sources d'énergie deviennent enfin viables, affirment-ils, ce serait faire un pas en arrière que de s'engager dans l'hydroélectricité.
Comme Hydro-Québec le soulignera, bon nombre de ces critiques sont des organismes sans but lucratif légitimes, mais d'autres ont peut-être des liens douteux. Au Maine, le Portland Press Herald a rapporté en septembre 2018 qu'un groupe de citoyens soi-disant populaire appelé « Stand Up For Maine » était en fait financé par la New England Power Generators Association, qui est basée à Boston et représente des propriétaires de centrales électriques comme Calpine Corp, Vistra Energy et NextEra Energy.
Mais en fin de compte, ça n'a peut-être pas d'importance. On peut soutenir que ce ne sont pas les besoins de la Nouvelle-Angleterre qui motivent le plus la conclusion de ces ententes, mais bien ceux du Québec. La province a dépensé plus de 10 milliards de dollars au cours des 15 dernières années pour agrandir son réseau de barrages et de réservoirs. Pour se maintenir en bonne santé financière, elle doit doubler ses recettes au cours des 10 prochaines années, un plan qui repose largement sur les exportations.
Au cours de la dernière décennie, face à des enjeux aussi énormes, le Québec s’est efforcé de démontrer que son hydroélectricité peut être une énergie d'avenir.
« Apprendre au fur et à mesure »
Les critiques américaines, justifiées ou non, forcent depuis longtemps les avancées chez Hydro-Québec.
À partir du début des années 1970, alors que débutait la construction des immenses barrages hydroélectriques du Nord du Québec à la Baie-James, la logique était purement économique. Le terme « changement climatique » n'existait pas. La province n'avait même pas de ministère de l'Environnement.
La seule raison pour laquelle les scientifiques québécois ont commencé à essayer de mesurer les émissions de carbone des réservoirs hydroélectriques était « essentiellement à cause des États-Unis », a déclaré Alain Tremblay, le conseiller principal en environnement chez Hydro-Québec.
Au début des années 1990, Hydro a commencé à exporter de l'électricité aux États-Unis, et « parce que nous étions une bonne entreprise en termes de coûts et d'efficacité, certains Américains n'aimaient pas cela », surtout des concurrents, a-t-il dit, sans pouvoir préciser qui exactement. « Ils disaient que nos réservoirs émettaient beaucoup de gaz à effet de serre. »
Les détracteurs n'avaient aucune recherche à l’appui de cette affirmation, mais Hydro-Québec n'en avait pas non plus pour la réfuter, explique M. Tremblay. « À l'époque, nous n'avions aucune information, mais d'après nos calculs très approximatifs, il était impossible d’avoir les émissions que les Américains attendaient de nous. »
C'est ainsi que la recherche a commencé, d'abord pour concevoir des méthodes de mesure du carbone, puis pour les effectuer. Hydro-Québec a entrepris un projet de cinq ans avec une université québécoise.
Selon M. Tremblay, il a fallu une dizaine d'années pour mettre au point une méthodologie solide, avec son lot « d'erreurs et d'apprentissage au fur et à mesure ». Il y a eu des progrès importants depuis lors.
« Il y a 20 ans, nous prélevions un échantillon d'eau, le ramenions au laboratoire et l'analysions avec ce que nous appelons un chromatographe en phase gazeuse », explique M. Tremblay. « Maintenant, nous disposons d'un système automatisé qui peut mesurer directement dans l'eau », lire les concentrations de CO2 et de méthane toutes les trois heures et envoyer ses données à un centre de traitement.
Les outils utilisés par Hydro-Québec sont fabriqués en Californie. Les chercheurs du monde entier suivent maintenant les mêmes méthodes standard.
À l'heure actuelle, tout le monde sait que l'hydroélectricité émet des gaz à effet de serre. Les experts savent que ces émissions sont beaucoup plus élevées que prévu.
Mais Hydro-Québec dispose maintenant de preuves pour réfuter les accusations initiales datant du début des années 1990, comme celles d'aujourd'hui.
« Toutes nos recherches à l'Université Laval [ont révélé] qu'il faut environ mille ans avant que les arbres ne se décomposent dans les eaux froides du Canada », a déclaré M. Tremblay.
Les réservoirs hydroélectriques émettent des gaz à effet de serre parce que la végétation et parfois d'autres matières biologiques, comme celles provenant du ruissèlement, se décomposent sous la surface de l’eau.
Cela dit, cette décomposition dépend en partie de la chaleur de l'eau. Dans les régions tropicales, y compris le sud des États-Unis, les barrages hydroélectriques peuvent avoir des émissions très élevées. Dans les zones boréales comme le Nord du Québec (ou le Manitoba, Labrador, et la plupart des autres régions du Canada où on trouve d’immenses barrages hydroélectriques), l'eau froide et bien oxygénée ralentit considérablement le processus.
Les émissions d'hydroélectricité « varient énormément », a déclaré Laura Scherer, professeure d'écologie industrielle à l'Université de Leiden, aux Pays-Bas, qui a mené une étude sur près de 1500 barrages hydroélectriques dans le monde.
« Elles peuvent être aussi faibles que d'autres sources d'énergie renouvelables, mais elles peuvent être aussi élevée que l'énergie fossile », dans de rares cas, a-t-elle ajouté.
Bien que son étude ait révélé l’importance du climat, le facteur le plus important était la taille et la conception de chaque barrage, en particulier sa forme, explique-t-elle. Idéalement, les barrages hydroélectriques devraient être profonds et étroits, en utilisant une vallée naturelle par exemple, afin d’en minimiser la superficie.
À l’inverse, les barrages de première génération d'Hydro-Québec, érigés autour de la baie James, sont larges et peu profonds, infâmes pour avoir inondés de vastes étendues de terre.
Les nouvelles constructions tiennent compte de cette nouvelle information, affirme M. Tremblay. Son projet le plus récent est le complexe de la rivière Romaine, qui comprendra éventuellement quatre réservoirs près de la frontière nord-est du Québec avec le Labrador. La construction a débuté en 2016.
Selon M. Tremblay, le site a été choisi en partie pour sa topographie.
« Il s'agit d'une vallée-réservoir, donc avec un grand volume et une petite superficie, et à cause de cela une quantité assez limitée de végétation va être inondée », a-t-il dit.
La différence en émissions entre la Romaine et le projet qui la précède est énorme. Eastmain, mis en service en 2006, a été construit au large de la baie James.
« Les résultats préliminaires indiquent que pour la même quantité d'énergie produite [par la Romaine] et Eastmain, on aura environ 10 fois moins d'émissions », a déclaré M. Tremblay.
Retracer l'énergie jusqu'à sa source
Ces signes de progrès ne satisferont probablement pas les critiques, qui ont débattu publiquement avec Hydro-Québec de la façon exacte dont les émissions devraient être mesurées.
Hydro-Québec fait également face à un autre type d'écart grandissant lorsqu'il s'agit de rendre compte publiquement de son produit. Sur le marché de l'énergie de la Nouvelle-Angleterre, un système sophistiqué qui « étiquette » toute les formes d’énergie afin de déterminer exactement de quelle source elles proviennent, qu’elles soient nucléaire, éolienne, solaire ou autre, permettant ainsi aux acheteurs de choisir uniquement l'énergie propre, s’achetant ainsi le droit de s’en vanter, s'ils le souhaitent.
En fin de compte, évidemment, ça demeure le même mélange énergétique, en ce qu’on ne peut pas choisir précisément l’énergie consommée. Mais la création de ces certificats empêche les producteurs d'énergie, dans le pire des cas, de blanchir de l'électricité ordinaire par le biais de leurs installations d'énergie propre. Les parcs éoliens, par exemple, ne peuvent pas vendre au-delà de ce que leurs turbines ont produit.
Ce qui n’était au départ qu’un outil de prévention de la fraude a « évolué pour permettre de suivre également les émissions de carbone », a déclaré Deborah Donovan, directrice du Massachusetts au Acadia Center, un organisme sans but lucratif à vocation climatique.
Mais selon elle, Hydro-Québec n’en fait pas assez pour s'intégrer à ce système.
C'est « l'outil sur lequel tous nos organismes de règlementation en Nouvelle-Angleterre s'appuient lorsque nous voulons confirmer que nous avons bel et bien atteint nos propres objectifs en matière d'énergie propre et de carbone. Et [...] New York a un outil semblable, » explique Donovan. « Il n'y a pas de système de suivi comparable au Canada. »
Le développement de ce système dépend plus de politiques que de technologies.
Selon Tanya Bodell, consultante et experte sur le marché de l'énergie de la Nouvelle-Angleterre, les compagnies énergétiques ont depuis longtemps le même appareil de suivi de base : un compteur. Mme Bodell ajoute qu’en Nouvelle-Angleterre, en plus de mesurer le flux physique d'électrons provenant d'une source, « chaque fois qu'il y a un flux physique d'électricité provenant de cette centrale, elle génère un attribut ou un certificat SIG », qui en certifie précisément la provenance. Le certificat peut indiquer le propriétaire, l'emplacement, le type d'énergie et ses émissions moyennes.
Depuis 2006, Hydro-Québec est en mesure de joindre ces mêmes certificats à ses exportations, ce qu'elle fait parfois.
« Il pourrait s'agir de l’énergie générée par un parc éolien, voire d'une grande centrale hydroélectrique de nos jours, nous pouvons le faire », a déclaré Louis Guilbault, qui travaille aux affaires règlementaires à Hydro-Québec. Pour l'énergie éolienne produite au Québec, par exemple, « je peux l'échanger avec quiconque est prêt à l'acheter », explique-t-il. Mais, bien qu'il en ait la capacité, il a le choix de joindre ou non un code détaillé, ce qu’Hydro ne fait pas pour la plupart de ses centrales hydroélectriques, et de le comptabiliser plutôt de manière générique comme provenant du « secteur des énergies de transformation ».
Une fois l’hydroélectricité arrivée sur le marché de la Nouvelle-Angleterre, les administrateurs peuvent l’emballer comme bon leur semble. Le marché peut « tenter de déterminer les émissions, la teneur en GES », affirme M. Guilbault. « Ils ont leurs propres règles, ils font leurs propres calculs. »
Pour les personnes comme Donovan et Bodell, c'est là où le bât blesse. Certes, Hydro-Québec s'acquitte pleinement de ses obligations contractuelles, puisqu'elle n'est pas tenue de joindre un code à chaque exportation. Les critiques souhaitent voir ce code, que ce soit par obligation future ou de leur propre gré.
Le Québec veut le beurre et l’argent du beurre, a fait valoir M. Donovan : il veut bénéficier des avantages de vendre de l'énergie à faible émission, sans pour autant se joindre au système de freins et contrepoids qui existe en Nouvelle-Angleterre.
« Nous pourrions simplement nous contenter d’acheter de l'électricité indifférenciée, mais nous voulons de l'électricité exempte de carbone », explique M. Donovan. « Nous l'achetons justement à cause de sa teneur en carbone. C'est la raison. »
Néanmoins, les exigences augmentent lentement. En vertu du futur contrat d'Hydro-Québec avec le Massachusetts (qui a encore plusieurs étapes règlementaires à franchir avant d'être approuvé), on lui demande de vendre les attributs de l'électricité, pas seulement l'électricité elle-même. Cela signifie, du moins sur papier, que le Massachusetts veut pouvoir retracer l'énergie jusqu'à une source spécifique au Québec.
« Cela fait partie du contrat que nous venons de signer avec eux », a déclaré M. Guilbault. « Nous allons livrer ces attributs. Je vais choisir une centrale hydroélectrique en particulier, y inscrire le numéro [...] et le transférer aux acheteurs. »
Hydro-Québec affirme qu'elle augmente volontairement sa comptabilité carbone par d'autres moyens. « Même si ce n'est pas strictement nécessaire », a déclaré la porte-parole Lynn St-Laurent, Hydro-Québec fait le suivi de toute sa production au moyen d'un registre à l'échelle du continent, le North American Renewables Registry. Ce registre est distinct de celui de la Nouvelle-Angleterre, de sorte qu'en ce qui concerne Mme Bodell, la mesure n'aide pas vraiment. Mais elle et d'autres s'attendent par ailleurs à voir l'ensemble du système de suivi continuer de se développer et mûrir, peut-être jusqu’au point de devenir un système unique. En fait, selon elle, s'il avait été créé aujourd'hui plutôt que dans les années 1990, il se servirait peut-être de la technologie de la chaîne de blocs plutôt que d’un ensemble d'administrateurs différents.
La comptabilisation des émissions par le suivi a encore beaucoup de chemin à faire, a ajouté M. Donovan. Par exemple, on attribue au gaz naturel un numéro d'émission qui est censé en refléter les émissions une fois consommé. Mais « nous ne tenons pas compte des émissions de carbone en amont, qui proviennent des fuites de pipeline, de la libération de méthane lors du processus de fracturation, rien de tout cela, » dit-elle.
Maintenant que la quête d'exactitude est entamée, que les Québécois partagent ou non cette curiosité, Hydro-Québec ne sera pas exemptée. « Nous ne savons pas ce que fait Hydro-Québec de l'autre côté de la frontière », a déclaré M. Donovan.
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